Enterrons les zombies, par Hubert Mukendi
Référence:http://www.mbokamosika.com/2016/04/la-condamnation-d-aubert-mukendi-en-decembre-1970.html
Aubert Mukendi compte plusieurs livres à son actif. Mais "Enterrons les zombies", publié au début de son exil parisien a troublé pendant longtemps le sommeil de ceux qu’il appelle les « binza-boys ». L’auteur lui-même a connu des soucis lorsque le livre est censuré à Paris. Sur plainte de Mobutu, Bomboko et Nendaka, il est déféré devant la 14ème chambre correctionnelle de Paris, celle des écrivains. Il risquait l'expulsion vers le Congo où l'attendait un "transfert urgent et discret" vers le paradis de nos ancêtres, selon ses propres termes. Aubert Mukendi Kizito fut condamné à un franc de dommages et intérêts dans le procès du Président de la République, mais relaxé dans les deux autres. L’extrait ci-dessous fait suite à une fable que sa mère lui avait contée en juin 1948. De cette histoire animale qu’il a partagée à la prison de Ndolo avec un codétenu prénommé Jacques, ressort des similitudes frappantes avec les agissements de certains membres du groupe de Binza assoiffés du pouvoir et accrochés à ses honneurs et privilèges. La conversation nourrie entre Aubert et Jacques est en rapport avec la situation du pays. Car l’auteur l’affirme lui-même : « Enterrons les Zombies » ne se veut pas comme une œuvre littéraire, dont d’ailleurs il est éloigné et par la forme et par le style, ni comme un exposé pédant d’une quelconque théorie parachevée… « Enterrons les Zombies » est essentiellement et se veut essentiellement comme un essai d’analyse politique qui tend à montrer d’une part ce qui ne va pas, le faire sentir plutôt que le démontrer, et d’autre part montrer l’identité fondamentale existant entre toutes les tendances non inféodées au groupe de Binza et qui devront donc s’harmoniser pour faire éclore le règne de l’Harmonie. C’est en fait un document de travail et comme tel une base possible de discussion et d’entente entre toutes les tendances nationalistes malgré leurs nuances.»
Samuel Malonga
Le régionalisme
« Dans le cas du Congo, l’équilibre interne ne pourra être atteint que lorsque les dynamiques selon lesquelles les différentes tribus congolaises ont évolué, seront infléchies dans le sens de la dynamique générale du développement du pays, en d’autres termes, lorsque la force que représente le tribalisme, sera correctement mise au service de la nation. »
- Jacques : Moi, je ne crois pas qu’il faille chercher midi à quatorze heures, la fable est en elle même très claire, elle ne demande qu’une substitution de noms pour être dévoilée avec précision.
Ainsi parlait Jacques, un prisonnier comme nous, modeste agent de l’administration de son état. Jacques avait été dans l’Est au moment de la rébellion, comme administrateur de territoire. Lorsque vint la rébellion, il ne put s’enfuir à temps pour rejoindre Kinshasa surtout avec une femme et quatre enfants. Aussi resta-t-il en poste pendant tout ce temps. Ses relations avec la population étant excellentes, celle-ci s’arrangea pour lui assurer protection et approvisionnement d’autant plus facilement que sa région n’étant pas au centre de la tourmente, personne ne songeait à venir lui chercher misère. Cela dura aussi longtemps que la rébellion, mais lorsque arrivèrent les premières troupes congolaises, Jacques eut à regretter de n’être pas mort. Il fut arrêté sous l’inculpation de collaboration avec la rébellion, collaboration qui était démontrée par le fait qu’il était encore en vie alors que les fidèles de Kinshasa avaient pratiquement tous été tués. Il fut, avec sa famille, ramené à Kinshasa en subissant le même sort que les rebelles qui étaient dans son escorte alors que sa femme passait d’un officier à l’autre… Il en était plus que dégoûté et en venait à regretter de n’avoir pas réellement été rebelle, de ne s’être pas enfui en emportant la caisse et d’avoir fait confiance aux bonzes de Kinshasa. Il attendait donc que l’on reconnaisse un jour au moins son innocence et qu’on le libère, surtout comme quatre mois étaient déjà passés.
- Moi : »Comment l’opérez-vous cette substitution ? »
- Jacques : Pour moi, le premier homme n’est personne d’autre que Patrice Emery Lumumba lui-même, qui prêchait l’avènement d’un monde meilleur mais qui n’a pas su se méfier de certains serpents qu’il couvait dans son généreux sein. Il s’est mépris sur leur compte, sur leur nationalisme et sur leur volonté de participer à l’établissement de l’Harmonie ou Indépendance véritable. Aussi l’a-t-il payé par sa vie, victime de son idéalisme, et nous continuons à payer pour lui, nous ses petits, nous qui avions eu confiance en lui et qui l’avions suivi jusqu’au bout. »
- Moi : »Comment, vous êtes nationaliste ? »
- Jacques : »Bien sûr que oui et c’est d’ailleurs à cause de cela que j’ai pu être nommé administrateur de Territoire du temps où Gbenye était ministre de l’Intérieur, mais cela ne signifie pas que je sois rebelle, je n’ai pas voulu avoir affaire à eux et comme ils me laissaient tranquille, je ne m’occupais pas d’eux. »
- Moi : « Continuez, je vous en prie. »
- Jacques : « Après Lumumba, c’est l’anarchie pendant laquelle Mbomboko et ses commissaires généraux, Iléo et son gouvernement qui ne régnait pas, Adula et ses provincettes, ont essayé d’arrêter la chute et l’anarchie, mais en vain. Tout se dissolvait, le chaos prenait de l’ampleur sous la forme de la rébellion, si bien que même les » binza -boys » durent s’inquiéter, eux dont les milliards permettent pourtant de vivre brillamment n’importe où dans l’Univers. Ils eurent peur que la désagrégation du Congo ne puisse conduire à une catastrophe d’une ampleur inimaginable. Et pourtant tout ce chaos et ces malheurs, ce sont eux qui les ont provoqués par leurs sordides manœuvres, ils ont eu peur et sont allés jusqu’à faire appel à leur grand ennemi Moïse Tshombé.
Moïse Tshombé est l’équivalent du Lion. Il parle le langage de la guerre, le langage de la force physique, la seule langue qu’il puisse d’ailleurs parler, parce que dès qu’il aura débité tout son texte en cette langue, moi, je prévois qu’il sera liquidé du pouvoir si pas liquidé physiquement. Sa liquidation tiendra à deux cartes principales, d’une part l’animosité et les manœuvres des binza-boys qui excellent dans la destruction plus que dans la construction, et d’autre part, son action contre les nationalistes, par son intensité même, lui donnera un choc en retour tel qu’il ne pourra jamais tenir le pouvoir fermement.
Je crois à la liquidation de Moïse, simplement en analysant l’évolution de la situation actuelle. L’éclosion des enlèvements dictés par des raisons politiques, perpétrés en plein jour à Kinshasa et par des officiels, auxquels nous assistons, est un signe qui montre que les deux clans sont allés trop loin et que bientôt ce sera la bataille rangée. Or, ne l’oublions pas, Tshombé, malgré sa popularité, est un étranger à Kinshasa, il n’est pas habitué aux manœuvres des Kinois et cela est un handicap sérieux pour lui. Aussi si les choses évoluent comme je le vois, nous allons vers la chute de Tshombé et, connaissant les binza-boys, nous assisterons peut-être à son assassinat.
Après la chute de Tshombé, ce ne sera pas l’Homme, le nationalisme qui prendra le pouvoir bien que le départ de son plus puissant ennemi puisse faire penser à une telle éventualité, l’Homme est trop faible et pratiquement mourant, il est donc objectivement incapable d’assumer le pouvoir juste après la chute du Lion. C’est un Léopard qui prendra alors le pouvoir, une force autre que le tshombisme ou le nationalisme. »
- Moi : « Quoi par exemple? »
- Jacques : « Le mieux est d’attendre et de voir, mais on peut supputer l’avenir avec les indices en notre possession. Tshombé liquidé, le nationalisme mourant, à mon avis il n’y a plus que le groupe de Binza pour assumer le pouvoir. Toute autre personne ne sera jamais assez forte par elle-même pour résister au prestige de Tshombé, lequel prestige est très grand. Aussi le groupe de Binza se verra obligé non plus d’utiliser un paravent manipulé de loin mais de passer lui-même au premier plan, d’assumer lui-même le pouvoir. C’est d’autant plus vrai que personne actuellement n’est capable de tenir un Congo dans lequel se promènent armés les gendarmes katangais et les mercenaires engagés et travaillant pour Tshombé. Seul le groupe de Binza, qui peut compter sur l’appui des puissances étrangères et d’une A.N.C. bien que figurative, peut tenter une telle aventure. Et je crois qu’il le fera.
Et comme le problème semble être avant tout un problème dans lequel les forces militaires ont un rôle important à jouer, je crois que c’est Mobutu, dans le groupe de Binza, qui passera au premier plan, parce qu’en tant que Commandant en Chef de l’A.N.C., il peut compter sur l’appui de celle-ci, la discipline militaire jouant. Et Mobutu, sera le Léopard, la perversion de l’intelligence trop soumise à la force bestiale. Si cette prédiction se réalise, et que la paix revienne, la traîtrise et la mauvaise foi seront les deux principes directeurs du gouvernement. Le peuple regrettera d’être congolais, il souhaitera le retour de Tshombé si pas purement et simplement celui de la colonisation Belge, il y aura des assassinats à peine déguisés, une misère des plus noires et devant cette misère, des dépenses somptuaires d’une rare importance; c’est-à-dire du bluff, des trucs pour épater mais qui ne touchent pas le fond du problème.»
- Moi : « Comment pouvez-vous dire des choses comme ça? Moi je connais certains membres du groupe de Binza, tel Mobutu, Bomboko et Nendaka, je leur trouve une certaine intelligence et même un certain souci du bien national… »
- Jacques : « C’est ce que les gens retiennent des relations furtives qu’ils ont eu avec eux, mais moi, j’ai eu l’occasion de les connaître de près et croyez-moi, ils sont pires que tout ce que vous pouvez imaginer. Un groupe d’hommes qui recourt aux enlèvements suivis d’assassinats de quiconque leur déplaît et dont la solidarité ne réside que dans le fait d’avoir assassiné ensemble des gens. Un tel groupe à la tête d’un pays, quelle catastrophe cela peut-il représenter? Vous connaissez vous-même les V.W. noires et rouges qu’utilisaient les enleveurs. Eh bien, un jour, j’ai faillis faire dans ma culotte en rencontrant une de ces V.W. chez Nendaka à Djelo Binza, alors qu’officiellement les autorités, dont Nendaka, l’administrateur en chef de la sureté, (avec a privatif s’il vous plaît), prétendaient les rechercher. N’avez-vous jamais causé avec les pêcheurs qui se trouvent en aval de Binza sur le fleuve? Non? Demandez- leur le nombre de cadavres qu’ils ont vus rejetés sur les berges, et horriblement mutilés. Eh bien, c’est incroyable, ils en trouvaient chaque jour avant la rébellion.
Vous connaissez l’histoire de Tshimanga Antoine, le garçon qui a été enlevé à Lemba, par des inconnus. Il a été amené à Binza, là un officier, qui dit-on a été « suicidé » par après, l’a envoyé à l’hôpital des Congolais où il a été réenlevé, malgré les soldats qui montaient la garde. Ceux-ci ont d’ailleurs été emprisonnés pour s’être opposés au réenlévement et avoir attiré l’attention d’autres malades. Eh bien, le pauvre Tshimanga a dû assister au viol de sa femme par tous ses bourreaux et après, on lui a crevé les yeux, on l’a mutilé et abattu. On ne sait pas où est son corps. Un des bourreaux m’avait assuré par après que c’était sur ordre des binza-boys qu’il avait dû appliquer une théorie aussi forte à ce brave gosse, qui n’avait rien fait d’autre que de soutenir la cause du nationalisme… Non, mon cher, avec ces brigands, ce sera pire que tout ce qui peut être imaginé… »
- Moi : « Et après le Léopard, il y a un serpent? Qui est-il celui là? »
- Jacques : « C’est Nendaka en personne, l’exécuteur des grandes œuvres du groupe de Binza. Nendaka est d’une ambition monstrueuse, qui le poussera même à sacrifier ses amis pour régner. D’ailleurs, il ne le cache pas, il affirme qu’il sera le patron du Congo, ne fut-ce qu’un jour et que rien ne l’arrêtera. Je crois que c’est le seul qui soit capable du forfait du Serpent et qu’il le réalisera.
Je dis Nendaka, parce que le successeur du Léopard est un intime du Léopard et que parmi les intimes du Léopard, il n’y a que le pauvre Justin Marie Bomboko et Nendaka. Justin Marie Bomboko est une prostituée prête à se donner à n’importe quel patron pour garder son poste. Ce n’est pas lui qui pourra s’imposer comme patron, d’autant plus que son expérience de commissaire général a montré ses faiblesses, celles d’être incapable de se faire considérer comme premier-ministrable. Reste donc Nendaka et l’individu est suffisamment sinistre que pour assumer avec allégresse le rôle historique du Serpent. Vous qui avez toujours été à Kinshasa, vous ne savez que ce que représente l’actuel administrateur en Chef de la Sûreté. Nous qui venons de la province orientale, nous savons que seul, son regard signifie la mort. Et que des gens sont morts sur simple battement de ses paupières. Dans la Province Orientale, les gens le savent et son avènement signifiera la révolte sanglante, l’émeute désespérée déclenchée par désespoir. Chaque fois que j’avais l’honneur d’être invité chez lui pour quelle que raison que ce soit, je prenais le soin d’avertir toute ma famille comme si j’allais à l’échafaud. Avez-vous jamais constaté qu’il ne fixe jamais les gens en face? Le regard de l’homme semble le blesser, lui faire mal et il le fuit, c’est qu’il voit les milliers de regards des mourants chargés de haine qu’il a personnellement exécuté ou fait exécuter et c’est ce qui lui fait mal, qui le force à détourner la tête… »
- Moi : « Et après? »
- Jacques : « Après la révolution, il y aura des chefs plus soucieux de l’intérêt du pays, plus humains et qui feront régner l’harmonie, l’indépendance réelle. »
- Moi : « J’ai de la peine à croire ce que vous me dites là, tellement c’est effroyable. Croyez-vous que c’est bien que tout ça arrive? Quand est-ce que les misères du Congo vont se terminer? »
- Jacques : « Je crains que cela ne soit inévitable tant que se trouvera au pouvoir la classe des évolués, ces gens que Patrice Emery appelait les P.N.P. Les « penepene na mundele » les fantoches, car avec une telle élite dirigeante, nous ne pouvons que voir sacrifier et le peuple, et tout ce qui a une quelconque valeur dans le pays. Il faut d’abord liquider cette classe d’évolués avant de songer à souhaiter un pays viable où les gens peuvent se développer complètement. Que cela prenne deux, dix ou vingt ans, cela n’a aucune importance, car qu’est-ce que vingt ans dans la vie d’un pays? Combien de temps a-t-il fallu aux U.S.A. pour devenir un pays stable et prospère? Et pourquoi vouloir que chez nous la gestation se fasse en quelques années? Serions-nous exceptionnellement plus intelligents que les yankees? Non, je ne crois pas. Ce qu’il faut pour le Congo, c’est la disparition de la classe des évolués, ensuite nous pourrons escompter une évolution normale du pays, une évolution qui pourrait nous conduire sur la voie du développement et du progrès. »
- Moi : « Oui, mais cela est une autre question. Comment se fait-il que vous ne soyez pas, en tant que nationaliste, très féroce vis-à-vis de Tshombé. Vous semblez le ménager alors que vous êtes impitoyable envers le groupe de Binza. Il y a là une contradiction, ne trouvez-vous pas? »
- Jacques : « Oui, peut-être qu’il y a une contradiction apparente, toutefois… Moi franchement, je n’en vois pas fondamentalement, en tous cas. »
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