Youlou à De Gaulle : « Je demande que l’on protège mon Palais »
En ce mois d’août 1963 si trouble, l’Abbé Youlou, père de l’indépendance de du Congo-Brazza passe ses derniers moments à la tête de l’État. La présidence est encerclée par une foule en colère qui n’a pas encore donnée l’assaut. Pris de peur, le prêtre-président appelle le Général De Gaule à la rescousse. L’homme de l’Appel du 18 juin 1940 n’est pas à Paris. Il repose chez lui à Colombey-les-Deux-Églises. Le Congolais n’est pas dupe. Il sait bien qu´en ce moment si particulier, seule la France-Afrique peut sauver son fauteuil. Tandis que gronde la colère populaire dehors, à l’intérieur du Palais présidentiel débute l’entretien téléphonique de la dernière chance entre un président sur le départ et celui qui l’a fait roi trois ans plus tôt. L’entrevue est enregistrée par la SDECE à Brazzaville. Youlou parviendra-t-il à convaincre De Gaulle ? La question centrale est celle de savoir si le général Kergavarat qui dirige les troupes françaises devrait donner l’ordre à ses hommes de tirer sur les manifestants en furie.
Samuel Malonga
Allo Colombey, Brazzaville appelle
Mauricheau : Je suis un collaborateur de Foccart, je suis en ce moment dans le Palais du président Youlou. Le Président souhaiterait parler au Général De Gaulle. Pouvez-vous m’arranger cela. Le Général doit être au courant de l’évolution de la situation ce matin, et le président Youlou voudrait entretenir brièvement le Général De Gaulle de la nature des ordres qui ont été donnés ici à l’armée française. Ces ordres vont probablement créer une situation extrême grave, puisqu’ils prévoient l’enlèvement du président Youlou vers l’ambassade de France, en vue de ne pas assurer l’intégrité de son Palais. Le président Youlou voudrait demander au Général de Gaulle, s’il est possible de faire préciser aux autorités militaires françaises l’ordre d’assurer l’intégrité du Palais ; je reste en ligne.
Officier d’ordonnance : Où est le président Youlou en ce moment ?
Mauricheau : À un mètre de moi.
Officier d’ordonnance : Restez en ligne, je passe la communication à Colombey.
Mauricheau : Allô, le Général de Gaulle ? Mes respect mon général, je vous passe le président Youlou.
Youlou : Le Palais est encerclé. Je suis encore au Palais, je ne peux pas en sortir, je crois que d’ici quelques minutes je vais tirer, je n’en sais rien, je voudrais que vous donniez des ordres précis à l’armée française, pour ne pas permettre au communiste international de prendre le pouvoir.
De Gaulle : Voulez-vous répéter je vous prie ?
Youlou : Mon Général, ça va très mal, le général Kergavarat me dit d’aller me réfugier à l’ambassade de France, je ne peux pas, parce qu’à ce moment, je me considère comme démissionnaire du gouvernement. Je suis le pouvoir légal, alors je demande que l’on protège mon Palais s’il était pris d’assaut, de la manière qu’on protègerait l’Ambassade de France.
De Gaulle : Et alors vous demandez qu’on protège votre Palais ?
Youlou : Oui, mon Général !
De Gaulle : Et on ne le fait pas ?
Youlou : Eh, on le fait mollement, très mollement, au point que si les assaillants attaquent le Palais, je pense même qu’on ne me défendra pas.
De Gaulle : Qu’est-ce qui vous dit ça ?
Youlou : Eh bien, ils voudraient avoir des instructions de vous-même mon général. Je vais aller chercher le général Kergavarat, et lui demander d’avoir tout de suite une conversation avec vous. […]
De Gaulle : Ecouter, je m’en vais avoir le général à l’appareil.
Youlou : Oui, on est allé le chercher mon général.
De Gaulle : Très bien au revoir.
Youlou : Allô, mes respects mon général, je vous passe l’ambassadeur de France qui serait heureux d’avoir de vous des ordres précis. Je ne peux pas quitter le Palais, parce que ce sera interprété comme une capitulation de ma part. Je reste au Palais, je demande simplement que le Palais soit protégé et que l’Armée française fasse le maximum pour aller jusqu’au bout. Mon général, je vous passe l’Ambassadeur de France. Merci mon général, je vous le passe.
Ambassadeur de France, Des Darets : La situation est la suivante. Le Palais est investi, l’Armée et la gendarmerie congolaise ne sont pas sûres, la population à peu près unanime entoure le Palais. Si on veut dégager, le général Kergavarat indique que cela suppose mille ou deux mille morts congolais. Dans ce cas mon général, j’attends vos instructions.
De Gaulle : Qu’est-ce que proposez que l’on fasse ?
Des Garrets : Personnellement, je crois que le président devrait essayer encore de tenir compte de la situation, de se retirer et faire de nouveau des négociations. Pour le moment, je crois que c’est la solution sage parce qu’il y à l’avenir. Si le président Youlou a sur les mains, mille ou deux mille morts congolais, sa situation politique est perdue dans le pays définitivement.
De Gaulle : Oui, d’ailleurs, nous n’avons pas…
Des Garets : S’il n’a pas versé le sang dans le pays, il peut revenir à un moment donné. Moi, je crois que dans l’intérêt du président Youlou, il ne faut pas que l’on fasse deux mille morts congolais, sinon c’est perdu. Je suis à côté du président Youlou, et il comprend aussi que je dis la vérité.
De Gaulle : Vous assurez sa sécurité ?
Des Garets : Oui, naturellement nous assurons sa sécurité.
De Gaulle : Vous l’emmenez d’office, alors ?
Des Garets : Nous l’emmenons à l’ambassade, puis à Maya-Maya ; il voudrait rester ici, mais nous assurons sa sécurité, vous pouvez être tranquille de ce côté mon général.
De Gaulle : Des Garets, alors vous m’entendez : premièrement, il n’est pas question qu’on se mette à tirer sur la foule, à l’heure qu’il est.
Des Garets : Je répète, il n’est pas question qu’on se mette à tirer sur la foule.
De Gaulle : Deuxièmement, le président Youlou, nous assurons sa sécurité.
Des Garets : D’accord.
De Gaulle : C’est tout ce que nous faisions pour le moment. Nous n’avons pas de raison d’entrer plus avant dans la question politique. La seule chose que nous ayons à faire, conformément à nos accords, c’est d’assurer la sécurité du président.
Des Garets : Nous assurons la sécurité du président, il ne risque rien.
De Gaulle : Vous m’entendez ?
Des Garets : Je vous ai entendu, j’ai pris note et j’ai répété les phrases devant vous, je vous repasse le président Youlou.
De Gaulle : M. le Président, il n’y a rien d’autre à faire pour vous, que de vous en remettre à notre force militaire, pour votre sécurité personnelle.
Youlou : Je reste au Palais mon Général.
De Gaulle : Pour le pouvoir, à l’heure qu’il est, je ne vois pas ce qu’ils pourront faire.
Youlou : Je reste au Palais mon Général, si je quitte le Palais ce serait un peu comme démissionner à ce moment-là.
De Gaulle : Si vous ne pouvez rien faire au Palais, je ne vois pas en quoi vous serez plus avancé.
Youlou : Quand ils viendront prendre le Palais, le Palais, que je sorte…leur gouvernement, je ne pourrai plus reprendre les choses en main, c’est impossible.
De Gaulle : Enfin, écoutez c’est comme vous voulez.
Youlou : J’ai demandé des blindés, non pas pour tirer, mais pour disperser la foule simplement.
De Gaulle : Oui, mais d’après ce qu’on me dit, on ne peut pas la disperser, autrement qu’en tirant, et alors…politiquement, la France ne se…de prendre cette responsabilité.
Youlou : Je ne demande pas que l’on tire tout de suite, tout simplement que les blindés dispersent les gens.
De Gaulle : Mais ils ne pourront pas les disperser autrement qu’en tirant.
Youlou : Je ne sais pas mon général, les blindés rouleront, ils les verront, les gens vont se disperser d’eux-mêmes. Autrement, j’ai peur d’une chose, d’ici quelques minutes, ils vont entrer dans le Palais, alors à ce moment-là, on a beau assurer ma sécurité, mais le pays est perdu, il est communiste.
De Gaulle : Il faut d’abord se pencher sur votre sécurité, c’est tout ce qu’elle peut faire, c’est tout ce qu’elle veut faire.
Youlou : Oui, mon général. Est-ce que je peux demander mon général, que les chars fassent circuler les foules ?
De Gaulle : C’est l’affaire du commandant des troupes.
Youlou : Oui, il n’y a que lui qui peut savoir s’il peut disperser la foule sans tirer.
De Gaulle : Il n’y a que lui qui peut le savoir. Enfin, j’ai dit ce que j’avais à vous dire M. le Président.
Youlou : Oui, mon Général, merci, merci bien »
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